Micheline LO |
Ce qui me fait peindre (1992)
En général, je cherche à produire un effet de dépassement du normal. Sans viser l'anormal, ni l'horreur. Ce que j'espère, c'est un étonnement lié à un désarroi sensoriel, non traumatisant, ni choquant. Simplement déroutant.
Ainsi ai-je un certain attrait pour les traces de la genèse d'une toile, en ce qu'elles déboitent le résultat final, le délocalisent en partie, donnent lieu à des hésitations et ajustements qui ne s'apaisent que provisoirement. La genèse dans mon travail correspond rarement à celle d'un germe qui développe son organisme. C'est plus généralement celle, par essais et erreurs, d'une apparition improbable. Il y faut la présence d'un écart interne, qu'il se soit engouffré dans la toile, et qu'elle le tienne entre ses quatre bords. La tension qui tire cet écart vers l'inévitable unité ne s'épuise pas dans le visuel. Je n'ai donc pas d'intérêt pour la pratique de l'art abstrait, quelle que soit mon admiration pour ROTHKO, Morris LOUIS, ou Sol LEWITT. Mon travail est obligatoirement figuratif. Mais il ne peut non plus se satisfaire de la rencontre avec le motif, il lui faut l'interférence d'un tiers, pour distendre, pour déplacer. C'est pourquoi, si j'admire profondément le désert, je préfère le peindre à travers le regard de FLAUBERT, qui emprunte le regard de saint Antoine, lequel emprunte le regard du délire, lequel distend absolument l'unité du désert, puisqu'il n'y voit que des mirages. Si donc un paysage m'excite, c'est le paysage cérébral. (les rares dessins directs de montagnes, faits quand je suis dans la Drôme, sont marginaux). J'ai peint une série de Tombeaux, qui voulaient rejoindre en un hommage à de grands défunts l'image qu'ils laissaient d'eux. Ce qui m'attirait c'est leur paradoxe. Marilyn MONROE, la blonde éternellement jeune, était naturellement rousse; naturellement aussi, il lui faudrait veillir. Le saxophone de Charlie PARKER faisait la musique le plus déchiquettée, mais aussi la plus swing. Edith PIAF fut ce petit rond blafard au sommet d'uen robe noire, mais qui produisait une voix énorme. Fred ASTAIRE croisait mimique et géométrie. Les fantasmes collectifs s'alimentent à des paradoxes vivants, à des unités impossibles. C'est une des raisons, sans doute, qui me font rôder autour des grandes créations culturelles, comme l'Espagne avec son bord à bord de la vie et de la mort. Quand j'ai peint des Annonciations et des Nativités, c'était pour l'écart entre le naturel et le divin, bien plus que pour leur conciliation. Il me semble que l'unité de mes toiles se fait hors d'elles-mêmes, en suspend quelque part dans la fantasmatique des mythes. D'où peut-être je peins des ensembles, des suites. Bien sûr le Paradis de DANTE devait me tenter. L'enfer est immanent dans ses supplices; le Purgatoire est immanent dans sa modération; le Paradis, par contre, est transcendant. DANTE ne cesse de nous y emporter dans le rapt mystique. Cet au-delà des sens et de la raison reste cependant perçu, la Transcendance se fait sensorielle grâce à l'évocation de la lumière sans cesse croissante, alors qu'elle est dès le début insoutenable. Grâce aussi à des vélocités extrêmes; DANTE n'a pas quitté un ciel qu'il se retrouve au suivant, envahi de la lumière accrue. De surcroît, cette extase globale est bousculée de militantisme théologique et de colères politiques documentées. En littérature, il était possible, l'écrit l'a prouvé, de suggérer cela par des mots, capables de porter la contradiction. La lumière, les couleurs et les traits de la peinture ne le peuvent pas, même avec DANTE pour guide. C'est ainsi que j'ai procédé en cinq étapes [cinq séries], vaincue d'avance, mais sans doute séduite par l'impossibilité du projet. Ma motivation, en général, semble proportionnelle à mon incapacité. Prenons le cas de la série récente: L'Enfer de Jean GENET. Là encore intervient le paradoxe de base, celui des personnages où cohabitent le veule et l'angélique. Mais aussi, l'expérience m'échappe: crime, trahison, homosexualité, et de plus masculine. On peut, en art, miser sur un savoir-faire, à la manière de l'hyperréalisme. On peut aussi prendre appui sur le non-savoir. J'aime penser, quand je tiens un pinceau dans la main, qu'il ne va pas poser la dose et la nuance voulues. Le bout de ce pinceau porte un liquide inconnu et sauvage, qui ne se soumettra pas. Il faudra l'intégrer à grands risques. Travail de rabatteur ou à tout le moins de gaucho sur la pampa qu'est la toile. Je pense qu'il y a d'extraordinaires bergers calmes. Par exemple Georges BRAQUE, que j'imagine fort bien trayant lentement la brebis: chaleur, extase, hallucination progressive. Je me sens plus intéressée par l'hallucination coup de tonnerre. Mais BRAQUE lui-même n'a-t-il pas écrit: "Une hirondelle poignarde le ciel" ? Quant à la Vache Bleue, quel paradoxe que cette carte géographique germant d'un corps vivant! C'est une série un peu à part, gérée par la tendresse pour la planète terre devenue fragile, avec le paradoxe, toujours, d'une fragilité colossale. Il m'arrive de rêver d'un travail très pur, générant la contemplation sans secousses. Peut-être m'en suis-je approchée dans la cinquième série des Paradis? Peut-être aimerais-je un jour y venir à travers des visages? De temps en temps je dessine un aveugle. Cette série parallèle pourrait se comprendre simplement comme venant d'une appréhension. L'effroi de la cécité me hanterait moi peintre comme la surdité inquiéterait le musicien. Il se peut, plus profondément, que la cécité soit une bonne métaphore pour l'aventure du peintre, aventure qui commence dès qu'il entre dans son atelier. Source: Texte publié dans le catalogue de l'exposition 10 ANS DE PEINTURE - MICHELINE LO, Hôtel de ville de Saint Gilles, 1992 |