On ne peut pas toujours vivre dans l'autre monde. Il faut parfois cligner des yeux, pour réduire la distance qui nous sépare de la vitre. Alors les points de repére, le soleil par exemple, sautent comme des douilles, par-dessus notre épaule, hors du champ de vision. C'est l'instant scientifique par excellence.
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Artistique, plutôt, non ?
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Scientifique, je vous assure.
Tout
bien pesé. Sur de fines balances. Retour et fraîcheur de la dioptrie. Un jeu
compliqué de lentilles s'organise, cède au charme de l'œil.
A
la lumière de ce microscope, le monde rétrécit. Des pans entiers de paysages
basculent, des océans se creusent et se closent, des continents majeurs, avec
leurs cités et leurs rites, leurs montagnes et leurs ruminants, sont pris dans
un tourbillon, dans le sens du moins. Ils se muent en poudre, en taches, en
cirons. Reflux des masses, sondes pascaliennes. Voici le règne de
l'infiniment petit.
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De l'infiniment grand, vous voulez dire ?
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Non, non : infiniment petit.
C'est
le cœur de la pupille : ni ciel, ni terre ; un espace suspendu entre
deux marées. L'œil monte et descend. La rondeur du monde disparaît. Tout se
déroule enfin, s'aplatit. Les montagnes deviennent cylindres, et les
cylindres rectangles, et voilà la toile qui se tend dans son cadre, si blanche,
si poreuse : à venir.
Elle
est la toile vierge, le silence incarné. Elle garde le souvenir de sa préhistoire,
peuplée de poussière, elle attend, sans sourciller, le pinceau qui va venir,
qui s'approche, pour lui rendre une ombre d'œil.
Au ralenti, dans un sfumato touchable, défile sans fin
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Tactile ?
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Touchable. Touchable à main nue.
Je
continue ! Défile sans fin, hors pesanteur, l'attirail des grands
peintres. Lesquels, on suppose, sont au ciel, tout raides, tout lumineux de
gloire, et toujours aussi morts.
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Toujours aussi vivants, bien sûr ?
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Mais non, toujours aussi morts.
La
terre est plate, les peintres sont morts, le film ne se décide pas à casser.
La toile attend, la toile se tend, dans un silence à crier. Et puis, lentement,
un peu de vie afflue. Les montagnes virent, bleuissent. Cristaux après
cristaux, elle se mettent à affleurer la toile. Un ciel de givre, tout en buée,
en plaisir transparent, vient occuper sa place arbitraire. Et de nulle part, où
tourne la roue, réapparaissent les taches. La poudre les cirons C'est
la transhumance.
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La transcendance, hein ? C'est ça le mot ?
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La transhumance ! Taisez-vous !
Voilà, elles descendent, les vaches, encore bleues d'azur et de froid. Attirées par la chaleur des vieux sols, par les couleurs en suspens. Et la roue tourne, c'est une boîte, on y lit quelques mots familiers. Alors
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Des vaches bleues ! Quels adversaires ! Quel programme !
Alors,
dans l'autre monde, derrière la vitre, un pinceau commence à s'escrimer.
Puisque
les peintres sont morts, et que la toile attend, je peindrai, dit-elle.
J'oserai, car je n'ai rien à perdre. J'effacerai, avec mes instruments,
cette poussiére de temps, qui est la fin du monde. Rouge, bleu. Estoc, taille.
Passage de l'ange réanimateur.
Plus
tard, après l'effort, quand le givre a fondu, que les couleurs saignent, le
monde retrouve une partie de son épaisseur. Les perspectives ont disparu. Les
compas dorment dans leurs étuis, dalles scellées. Mais sur toute la surface de
la toile étalée, le soleil est venu, il éclate en facettes. Encore une que
les mouches n'auront pas.
Le
soir descend. Cette douceur est un piège.
Facettes,
mille facettes. Bleu nuit de cristal. Rouge soleil. Vaches, montagnes, dans le désordre
de l'art. Boîtes rondes comme des mondes. Hum, hum, je l'ai fait. Et
j'attends la toile suivante, le rectangle à venir.
Ici,
dans la pièce vide, derrière la porte refermée, dorment les continents.
Europe sur les flancs de la masse. Everest en dents de scie. Alors, on
s'avance, on pousse avec ses épaules, on entre dans le cadre, et on tombe. Et
les choses retrouvent leur ordre naturel : les œuvres sont sur les murs,
et les couleurs dans les pots, et le peintre à ses ruminations, et la mort dans
la vie, et l'œil, à ses purs exercices.
(Paru
dans la revue "+-0" n°55, février 1990, et repris dans le catalogue Micheline Lo, La
Vache bleue, éditions Nocturnes, 1990.)